Jean-Pierre Bertozzi : Dire que nous piétinons l’Art…

 

Raphaële Colombi : “ne pas marcher sur l’œuvre” : comme dans les musées…(rires)Mais justement, j’essaye de montrer par ces photos plutôt que le beau est partout, même dans le plus banal qui nous entoure, afin que nous ayons pour ce banal la même révérence que nous pouvons ressentir pour la Vénus de Milo…Et que nous saisissions chacune de ses infimes variations comme une musique, car le banal n’est le même que pour quelqu’un qui l’ignore.

 

JPB : Tu soulèves là peut-être la dangerosité de l’art contemporain qui réduit l’écart entre le beau et la banalité car si nous trouvons que tout est beau, la beauté ne deviendrait-elle pas banale?

 

RC : je prends la recherche de la beauté comme un exercice spirituel : alors si on arrive à rendre cet exercice fructueux de façon à ce qu’il envahisse notre quotidien, je trouve que c’est génial. Mais il y a encore de la ressource, rassure-toi, car j’ai du mal à discerner le beau dans l’acné juvénile par exemple : j’ai des progrès à faire…(rires)

Quant à l’art contemporain dont tu parles, et à ses dérives post-Duchamp, le problème vient peut-être que, loin de penser que l’œil doit opérer activement une “transmutation”, on se contente de se revendiquer comme artiste et de facto ce qu’on expose comme une œuvre d’art…

 

Marie-Thérèse Peyrin : L’Art se construit. C’est une opération intellectuelle qui prend appui sur du concret véhiculé par les sens et les émotions qui la transportent jusqu’au geste re-créateur et les mots éventuels qui l’accompagnent. Quand on parle d ‘Art abstrait, on veut évoquer ces tentatives plus ou moins iconoclastes de sortir du figuratif avec ses prétentions exhaustives et formelles. La création est aussi une destruction, il faut la rendre supportable et c’est là où le savoir-montrer se heurte aux normes et aux angoisses de l’époque. Du temps de l’iconographie religieuse, les artistes ne se posaient pas toutes ces questions, car les réponses qu’on leur donnait coupaient court à toute velléité de retour et de recours à une trajectoire singulière, non assujettie par des croyances collectives et des censures implacables. Le beau était confondu avec le bon, le laid avec le mal. Aujourd’hui les frontières manichéennes sont pulvérisées, si bien qu’il est difficile de ne pas accepter toute sorte de représentation du réel avec un filtre que l’on se fabrique chacun artisanalement. Et ce bricolage perceptif, passionnant à bien des égards nous requiert à plein temps… Le réel est une créature attractive et fuyante, comme un poisson vivant…La Nasse des Musées en capture quelques uns… Pourquoi pas les photographes ? A chacun son filet à Rêves flottants ! Capturer le bitume en pleine canicule, c’est le réhabiliter…Belles couleurs d’ébène qui fondent…autour du bleu de meilleure réputation… Le beau et le laid s’épousent…

 

JPB : C’est là où l’on voit l’importance de l’artiste. Raphaële nous offre une série sur le macadam intéressante, parce qu’elle la rend intéressante plastiquement. Elle capture des parcelles de bitume, fabrique des montages et nous délecte d’images alléchantes. Ce n’est pas du ready-made. Ma réaction serait peut-être toute autre si elle nous montrait une photo d’un parking désert sans un chien faisant ses besoins du matin. L’important, pour moi, est la démarche de l’interprétation, de la transformation du réel. Mais quelque artiste pourra peut-être aussi me convaincre un jour de la beauté d’un champ d’acné.

 

RC : je n’emploierais pas l’expression “opération intellectuelle” pour ma part en parlant du processus créateur, Marie-Thérèse, car je pense qu’il s’agit d’abord d’expérimenter et non de conceptualiser, même si cette expérimentation passe par une démarche consciente et concertée, des exercices en somme. Je te suis mieux quand tu parles du réel comme une “créature attractive et fuyante” : c’est cela qu’on essaie de capter, en échouant sans cesse…

Je rajouterai à ce que tu dis de ton côté, JP, que ce n’est pas le réel que je “transmute” pour moi, mais l’interprétation que nous en avons. La plupart du temps, nous ne voyons pas réellement les choses, Les artistes sont là pour permettre cet éveil-là, face à ce qui est. Pour moi, le réel est parfait. Peut-être en fait est-ce simplement que nous ne mettons pas la même définition derrière le mot “réel” ? Je ne désespère pas non plus d’y arriver, pour les boutons d’acné…

J’apprécie et je profite en tous les cas très largement des échanges que nous avons là : merci à tous deux.

 

Commentaires à Macadam 11 sur Trottoir bleu. Echange avec Jean-Pierre Bertozzi, artiste peintre, et Marie-Thérèse Peyrin, poète.